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La violoniste

Prix du style

De Jean-Marc Geffrier

Comme souvent, Pauline se leva de bonne heure pour regarder le Soleil se lancer à l’assaut de la baie de Cannes dans un envol indicible. Un rituel, telles les premières notes d’une symphonie, qu’elle n’aurait raté pour rien au monde, surtout lorsque le beau temps était de la partie, à savoir pour ainsi dire chaque jour de l’année. Ce matin-là, en parcourant les restanques de sa maison sur les hauts de la ville dans le quartier Saint-Georges, elle remarqua qu’un de ses chers livres s’était évanoui. Ajoutons qu’en sa qualité de libercultrice, elle possédait l’une des plus belles libreraies du pays. Elle était fière de sa collection d’arbres-livres : histoire, autobiographie, psychologie, aventure, romance, policier, mystère, science-fiction, auxquels s’ajoutaient quelques arbustes et buissons de nouvelles, sans oublier un exemplaire de bandes dessinées anciennes, unique en son genre. Cette disparition l’intriguait, mais ce n’était pas la première fois. En effet, depuis quatre mois la même histoire se réitérait à intervalles réguliers. Mais quel être humain serait capable d’un tel vandalisme ? Les arbres-livres étant une espèce protégée, nul n’oserait les voler. Pauline se promit de découvrir au plus vite l’origine de cette transgression. Pour l’heure, elle partait répéter avec l’orchestre national de Cannes le concerto en ré majeur opus 35 de Tchaïkovski. Elle en était le violon soliste et c’était une chance de pouvoir vivre de sa passion.

L’air était doux en cette fin de journée printanière, il incitait à la rêverie. En avance, le docteur Maria — Clément pour ses intimes — flânait le long de la Croisette. La mer était lisse comme un miroir. Les îles de Lérins dans leur antique immobilité ressemblaient à deux oasis dans un désert liquide. Notre cher médecin, en tenue de soirée, se dirigeait vers le Palais des Festivals, fort d’une architecture audacieuse, où l’on jouait Tchaïkovski dans le grand auditorium Louis Lumière, ce temple du cinéma qui ce soir s’offrait à la musique.

Installé au troisième rang, tout proche de la scène, le jeune homme se laissait bercer par le bruissement de l’hémicycle. Les conversations allaient bon train, car l’on attendait des invités de marque. Lorsque ces derniers rejoignirent leurs places, le public se leva pour applaudir Frédéric Arthaud, échevin de Cannes, et son épouse. Ils étaient accompagnés de la célèbre cantatrice Cecilia Bartoli et de Svetlana Zakharova, considérée comme l’une des plus grandes danseuses classiques actuelles, démontrant par là même que Cannes était bien la ville des arts et de la culture.

De nombreuses personnalités cannoises étaient présentes, dont Carine Adam, la directrice de l’université du cinéma : le campus Georges Méliès dédié aux écritures créatives et aux métiers de l’image.

L’orchestre s’accorda, ouvrant les prémices d’une extase à venir. Il joua tout d’abord le concerto pour piano n° 1 opus 23 avec Nicolas Rigutto, le meilleur ami de Pauline qui offrit une prestation grandiose, ses mains virevoltant sur les touches telles des papillons butinant de fleur en fleur.

Puis, à la suite de l’entracte, on interpréta le concerto pour violon et orchestre en ré majeur opus 35. Pauline, habillée d’une robe de soirée en soie rouge écarlate à fines bretelles, fit son entrée sous les hourras du public. Clément, ému jusqu’aux larmes, ne voyait plus qu’elle. Pauline et ses yeux bleu saphir qui lui donnaient ce regard envoûtant ; ses longs cheveux auburn aux reflets de feu relevés en un savant chignon.

La magie opéra dès les premiers accords et quand elle commença à jouer, il fut emporté vers des ailleurs insoupçonnés où il ne reste plus qu’à rendre votre âme à celle du violon. De la musique pure, une interprétation extraordinaire, sensible et extrêmement délicate. C’était comme si toute la splendeur de l’univers s’incarnait dans sa mélodie.

Le 1er mouvement était de la nature, un après-midi d’été débordant du vol d’oiseaux, de papillons, d’abeilles ou de libellules. On longeait une rivière dont la source se trouvait dans la glace des montagnes visibles au loin, là où s’ébattaient les chevreaux et les éterlous. Le violon chantait la joie de vivre, la paix et le bonheur, le rêve de l’humanité.

Le 2d mouvement suivait le cours de l’eau, ses méandres paisibles et les jeux de la vie minuscule. La venue de la nuit en demi-teinte avait des airs de mélancolie vite éclipsés par la fête du monde nocturne, lucioles en tête. Au petit jour, la rivière reprenait sa danse joyeuse tantôt lente, tantôt rapide pour un final en apothéose en arrivant au bord de la Méditerranée qui déroulait ses vagues lumineuses sous les rayons d’un soleil renaissant.

Il s’en suivit une salve d’applaudissements. Les spectateurs se levèrent « Bravo ! Bravo ! » criaient-ils. Pauline reconnut la voix de Clément qui dominait les autres. Elle savait qu’il serait là, venu spécialement pour elle.

Lorsqu’elle rejoignit sa loge, elle découvrit un message sur son téléphone : « J’ai réservé une table pour deux au restaurant. C’est une surprise. Je t’attends au pied des marches. Clément. » Une invitation qu’elle ne pouvait refuser.

Ainsi, bras dessus bras dessous, ils partirent le long des plages, pieds nus, chaussures à la main. À leur droite, le château illuminait la côte de Sainte-Marguerite. Ils parlèrent de musique jusqu’à l’arrivée au port Canto. Depuis les quais, un portail en bois permettait d’accéder à un restaurant où une table au bord de l’eau leur était réservée avec un photophore en verre rose comme seul éclairage.

Ils goûtèrent certes d’excellents plats et burent un agréable vin de Provence, mais leurs discussions prenaient toute la place. La jolie violoniste était fascinée par les peintures de Clément auxquelles il travaillait durant ses heures de loisir, des peintures où le figuratif le disputait à l’abstrait en n’utilisant que les teintes de la mer et du Soleil dans des déclinaisons de bleus et d’ors. Elle aimait sa façon de diluer l’espace en usant de dégradés de couleurs, créant un flou qui laissait transparaître un lieu lointain et mystérieux qui pour elle était l’origine de l’œuvre.

— Je n’ai jamais osé te le demander, lui dit-elle, mais que représentent ces minuscules silhouettes humaines qui soulignent chacune de tes compositions ?

— Les petites personnes, répondit Clément. Celles qui restent toujours dans l’ombre et que l’on ne voit pas. Ces gens les plus démunis que je croise quotidiennement dans mon métier et qui sont humbles par nature, on ne doit jamais les négliger.

— Je pense alors, déclara Pauline, que pour les sortir de l’effacement nous pouvons concevoir qu’ils sont nôtres en oubliant les différences et non pas eux trop loin de nous.

— Tu as raison ! Voilà pourquoi je les rapproche de nous dans mes tableaux.

— En musique, on retrouvait cette même démarche chez Frantz Liszt. Il défendait le rôle humanitaire des artistes vis-à-vis des plus pauvres en professant l’amélioration de leur sort moral, physique et intellectuel.

— La culture libère les humains, conclut Clément, c’est pour cela qu’elle devrait rester accessible à tous.

— Et la littérature en est le premier soutien.

— À propos de littérature, interrogea Clément pour en revenir à sa bien-aimée qui était le principal sujet de son intérêt, comment se portent tes arbres-livres ?

— Justement, j’ai un petit problème dont je voulais te parler.

— Ah bon ! C’est grave !

— On ne peut pas dire cela, mais j’ai récemment découvert que des ouvrages disparaissaient durant la nuit, mais pas régulièrement.

À sa demande, Pauline donna à Clément les différentes dates qu’elle avait retenues. Il les écrivit sur son téléphone et, pris d’une soudaine intuition, il rechercha sur la Toile un rapport entre elles.

— Sais-tu, dit-il finalement, que chaque date correspond à une phase particulière de la Lune ?

— Je n’y avais pas pensé, mais lesquelles ?

— Les nuits de pleine lune, mais également les nuits sans lune.

— Tu es génial ! s’écria Pauline en posant sa main sur celle de son voisin qui en rougit d’émotion.

— Et, tiens-toi bien, ajouta Clément, c’est ce soir la pleine lune.

— Mais que faire ?

— Nous monterons la garde ! affirma le jeune homme, sûr de lui.

— Tu as raison ! s’exclama Pauline, allons monter la garde !

Par un étrange présage, au moment où ils se levèrent la pleine lune apparut, métamorphosant la mer en une vaste nappe d’argent. De gros cumulus la suivaient dans son ascension.

Ils retrouvèrent la voiture de Clément qui les conduisit jusqu’à la maison de Saint-Georges. Dans le jardin, idéalement placé, un massif de lauriers-roses aux fleurs rouges légèrement parfumées leur servit de cachette. Pauline se serrait contre le jeune médecin, impatiente de connaître une éventuelle réponse à ce mystère. Au-dessus d’eux, le ciel roulait de grosses nuées noires derrière lesquelles Séléné jouait à cache-cache.

Tout d’abord discret, mais de plus en plus proche, leur parvint le bruit de sabots sur le chemin qui donnait accès aux restanques. À leur stupéfaction, sous un éclair de la Lune à travers les nuages, une forme argentée apparut à quelques mètres d’eux.

— Une licorne ! chuchota la jeune femme.

— C’est la première fois que j’en vois une de si près, murmura Clément.

— Une licorne des temps anciens, une mange-livres ! s’étonna Pauline. Je croyais que l’espèce avait disparu.

Son admirateur voulut répondre, mais l’animal, tenant un livre dans sa bouche, se figea et tourna la tête vers eux. C’est à cet instant que l’orage éclata, envoyant un puissant éclair sur la mer. Le bruit du tonnerre les surprit et une pluie diluvienne se précipita vers la terre, cachant la licorne à leurs yeux tant elle était drue. Ils s’échappèrent en se tenant par la main ; la robe rouge de Pauline collait à sa peau. Lorsqu’enfin ils furent à l’abri, elle se jeta dans les bras de Clément et pour le plus grand bonheur de ce dernier, ils échangèrent un premier et long baiser. La boucle se refermait comme un ruban de Möbius. Un bout d’éternité leur ouvrait la porte…